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La vie d'un copilote en mondial vu par Julien Ingrassia

De 2013 à 2018, Sébastien Ogier et Julien Ingrassia ont survolé le monde du rallye en s’adjugeant à six reprises le titre de champion du monde. Une domination qui est due aux performances de Sébastien Ogier derrière le volant mais également au talent qu’à Julien Ingrassia dans le copilotage. L’an dernier, l’équipage Français a été stoppé dans son élan et n’a pas réussi à remporter un septième titre. Ils vont essayer de corriger le tir cette année. Sport-Auto.ch a pu s’entretenir avec Julien Ingrassia. Sport-Auto.ch : Comment êtes-vous arrivé dans le monde du sport automobile ?

Julien Ingrassia : « Lorsque j’étais à l’internat pendant mon lycée (15/18 ans), un ami était copilote sur les manches de la région (Cévennes) et je le suivais en spectateur. Un jour il m’a dit « pourquoi tu n’essaierais pas de copiloter ? » et il m’a trouvé un baquet pour le rallye des Cévennes en 2002. Auparavant dans ma famille, personne n’avait pratiqué cette activité. »
Comment avez-vous rencontré Sébastien Ogier ?
« Sébastien Ogier a gagné la finale de Rallye Jeunes et moi j’étais là-bas en tant que spectateur. Je me suis dit, je vais envoyer un mini CV et une lettre à Peugeot Sport, ils m’ont mis en contact avec Sébastien. Je suis allé un week-end chez lui. Le second jour, nous sommes allés rouler ensemble et le feeling est très bien passé. »
Comment fonctionne votre duo, discutez-vous toujours ensemble avant de prendre une éventuelle décision ?
« Il y a énormément de paramètres à gérer en rallye, beaucoup de réglementations, de restrictions. Alors sur une course « standard », nous savons ce que chacun d’entre nous a à faire et de ce fait, nous sommes assez autonomes. C’est important de fonctionner comme cela car autrement ça fait beaucoup de parasitage et beaucoup de temps perdu. En revanche lors de grandes décisions, comme celles où nous avons dû orienter notre carrière avec tel ou tel Team, oui nous avons toujours pesé les pours et les contre ensemble. »
On peut avoir souvenir des stratégies lorsque Citroën donnait des consignes d’équipe ce qui a agacé Sébastien Ogier, est-ce que le boulot du copilote est également d’intervenir et calmer les tensions ?
« Globalement le Team fait tout pour que l’équipage soit dans les meilleures dispositions possibles pour pouvoir s’exprimer pleinement une fois en course. Le copilote est lui-même le dernier maillon, le dernier filtre afin que le pilote puisse être à 200% le temps de la spéciale et qu’il ait le moins de « parasitage » possible. C’est pour cela que je m’occupe à part entière des refuelings, des pressions de pneus etc., mais aussi qu’effectivement je veillerai de manière anticipée à faire remonter à l’équipe nos besoins spécifiques. »
Pourquoi avez-vous fait le choix de vous diriger vers le copilotage ?
« Car dès les premiers rallyes que j’ai effectués, j’ai réalisé que c’était un rôle à part entière, et pas être juste figurant ou sac de sable comme on pouvait l’entendre. L’ensemble des tâches à effectuer, l’énergie qu’il faut donner, délivrer des notes « sur le fil du rasoir » lancés à 160km.h sur un Jump de 80 mètres de long…je vous garantit qu’être copilote c’est quelque chose ! La preuve en est, à la fin d’une belle spéciale je suis en sueur, alors que je n’ai tenu qu’un cahier entre mes mains ! C’est un job qui me correspond bien, car il faut être assez méticuleux, en contact avec tous les acteurs de la discipline, savoir gérer des émotions tellement intenses. »
Quelle organisation avez-vous pour les notes ?
« Le premier travail concerne les notes que nous avons le droit de réutiliser d’année en année. Si les épreuves sont nouvelles, je prépare tout simplement un cahier neuf. En revanche, si ce n’est pas le cas, je vais pouvoir commencer à réellement comparer le tracé de la course de cette année, à ceux des éditions précédentes. Je tiens pour cela un fichier, qui récapitule toutes les spéciales depuis 2008. Je reçois les roads books une dizaine de jours avant le départ du rallye. C’est seulement à ce moment-là que je sors vraiment mon nouveau cahier de notes et que je me mets à travailler dans le détail. Parfois, nous avons des spéciales avec quelques kilomètres nouveaux puis se termine par un morceau connu. C’est là que commence le puzzle. J’insère six ou sept pages vierges dans mon carnet. Je ne retire jamais une page du cahier original pour venir les glisser dans le nouveau sinon ça deviendrait vite le foutoir. »
Comment notez-vous vos notes ?
« J’utilise les cahiers commercialisés par Daniel Elena, leur socle est bien cartonné, le format me convient bien, mais c’est très personnel. Quelques copilotes écrivent leurs notes en colonnes, moi je le fais en ligne. J’écris petit et je fais pas mal de lignes par page. Je sais que par exemple, Nicolas Gilsoul se force à ne pas dépasser quatre lignes par page, moi j’en ai généralement sept ce qui correspond à 800 mètres. J’utilise un crayon gris avec une pointe assez large, de 1,4mm ce qui m’autorise une écriture assez grasse, ce qui est plus lisible pour les ES de nuit. Sur l’asphalte comme en Allemagne, j’essaie de m’appliquer pour ne pas avoir à recopier mais sur un rallye terre, aucune chance tu es obligé… si l’on rentre à 18h des recos, je me prends une demi-heure pour souffler, puis je travaille de 18h30 à 22h. Et le lendemain matin, on se relève à 5h pour repartir en recos. »
Comment se passe les reconnaissances ?
« Le second axe de ma préparation concerne les reconnaissances dans leur organisation. Quand tu fais partie d’une grosse équipe, tu ne peux pas décider. Nous sommes trois équipages, une auto de secours, un fourgon de réparation, refueling express donc nous avons un responsable. Une fois que tu as le règlement et que tu sais que tu as le droit de reconnaître telle épreuve spéciale à partir de 8h admettons, il faut que tu calcules à quelle heure il faut quitter l’hôtel pour y être dès 8h, s’il est plus logique de reconnaître deux fois le même chrono, ou bien si tu enchaînes ES 1 puis 2, avant de refaire ladite boucle. Le tout en conservant toujours une petite marge de sécurité, afin que tu aies le temps de réparer et de finir de reconnaître, si jamais tu arraches une roue dans une corde. »
Quelles sont les tâches durant la course ?
« Le plus important est de donner les notes à son pilote évidemment. Ensuite, nous sommes également les maîtres du temps. Nous devons amener l’auto d’un point A à un point B selon le road book. Notre rôle est de tout faire pour que notre pilote soit au top. C’est notre rôle de s’assurer que les poches à eau placées dans l’habitacle sont bien remplies. C’est important de beaucoup s’hydrater. Je dis souvent à Seb qu’il a tendance à ne pas assez boire. C’est primordial de prendre soin de son pilote… D’autant qu’être copilote au niveau mondial demande beaucoup de polyvalence : à la fois tu regardes et annonces tes notes, tu vérifies l’écran de contrôle pour t’assurer que l’auto n’a pas de problème, tu regardes l’écran des temps intermédiaires pour les annoncer à ton pilote… »
Quelle est la chose la plus importante pour un copilote ?
« Probablement savoir rester concentré et avoir un peu de temps disponible afin de bien pouvoir préparer les choses. »
Quels sont les conseils que vous donnez lorsque vous êtes en contact avec des jeunes ?
« C’est difficile, car je veux leur faire comprendre de quelles qualités ou compétences ils auront besoin dans ce rôle-là, sans non plus les « dénaturer ». Et dans le même temps, je souhaite aussi qu’ils touchent du doigt les enjeux de ce sport : beaucoup d’argent y est engagé, les risques pour notre santé sont bien réels, la concentration est de mise à tout instant. Un slogan d’un de mes précédents Teams a été « Have fun, seriously », ça colle plutôt bien, car il est essentiel de prendre du plaisir pour performer. »
Est-ce qu’il y a un facteur « peur » lorsqu’on est dans le baquet de droite ?
« Il a assurément un facteur adrénaline et stress, car tout se joue à la seconde près, les éléments naturels peuvent être très hostiles et la pression du championnat est bien là. Bien sûr, on pense immédiatement aux « crashs » lorsqu’on évoque le facteur peur, et lorsque vous sentez la voiture décrocher à 140km.h au milieu des sapins ou en bordure de ravin, votre cœur en « prend un coup ». Mais c’est une peur « primale », instinctive. La peur « mentale » j’ai toujours su la mettre de côté : du moment où je monte dans le baquet, je crois à 100% en mon équipe, mon pilote et moi-même. »
Quel est votre rallye favori ?
« Impossible de répondre à cette question tellement le championnat WRC est varié et riche. Que ce soit les paysages, les surfaces (terre, asphalte, neige), les atmosphères et ambiances, les difficultés…vraiment chaque rallye est très différent des autres. Aller, si le sort en dépendait et qu’il fallait absolument donner une réponse, ce serait le Mexique ! Nos premiers souvenirs en championnat du monde, et une ambiance très festive ! »
Quel est votre plus beau souvenir ?
« L’aventure humaine avec toutes les équipes qui nous ont accueilli reste un souvenir fort. Le rallye est une discipline hyper exigeante, au sein de laquelle les imprévus et aléas sont nombreux, il faut une sacrée dose de préparation et d’abnégation pour être victorieux, et il lorsque au contraire la victoire vous échappe, il faut un orgueil sain et solide pour repartir le couteau entre les dents deux semaines après. Et tout cela se joue en équipe. »
J’ai en tête cette image de la remise des prix de la FIA lorsque vous recevez un trophée plus petit que Sébastien, est-ce que vous arrivez à comprendre le fait que le copilote soit encore en dessous du pilote ?
« J’ai toujours été le premier « admirateur » du talent, de la bravoure, des capacités cognitives des pilotes de rallye. Ce qu’ils arrivent à faire sur ces routes, ces chemins escarpés, de nuit, dans le brouillard…en écoutant les notes, c’est quelque chose d’extraordinaire. Sur les rallyes en eux-mêmes, les copilotes ont en permanence une tâche à accomplir, une concentration extrême à avoir, et c’est une bonne chose que les médias ne « s’intéressent pas trop à eux » à ce moment-là. En revanche, lorsque des articles sont écrits, ou à fortiori des remises des prix organisées, et que les copilotes ne sont pas cités ou honorés au même titre que les pilotes, là oui, je trouve que c’est manque de respect à la discipline en elle-même. Mais les choses peuvent changer, ainsi depuis l’an dernier, les copilotes ont aussi un trophée digne de ce nom ! »
Vous résidez en Suisse, est-ce que nous vous verront un jour sur un rallye national ?
« Ce serait avec plaisir, malheureusement en l’état actuel les opportunités en termes de timing sont assez serrées. »
Avez-vous déjà entendu parler de nos rallyes ?
« Les routes suisses, les typicités des différents cantons, l’authenticité des lieux traversés s’inscrivent – en tout cas de ce que je peux en percevoir – dans une approche bien équilibrée du sport auto : la passion s’exprime tout en prenant en compte l’environnement au sens large dans lesquels les rallyes se produisent. J’ai eu l’occasion de me renseigner un peu sur le Rallye du Valais : attractivité, organisation, challenge…il ne semble rien avoir à envier aux rallyes du WRC ! »
Est-ce que vous vous voyez rouler en hybride ?
« Pour le moment c’est un concept qui – en rallye – ne me parle pas trop… Mais nous le savons tous, notre sport, et l’automobile en général, est en pleine mutation, et il faudra très rapidement « réinventer » les disciplines du sport mécanique pour coller à des réalités économiques et environnementales indéniables. Et en cela, je suis persuadé que nous pourrons à l’avenir prendre du plaisir avec « les autos de demain ». A nous d’avoir des idées, sans succomber si possible au chant des sirènes du profit immédiat… »
Comment s’est déroulée l’arrivée chez Toyota ?
« L’accueil a été très bon, et nous avons tout de suite pris une bonne vitesse de croisière avec le Team. Une chose qui est un peu difficile en WRC, c’est qu’il n’y a pas de pause – ou très peu – entre deux championnats. Et ça veut dire qu’on n’a pas vraiment le temps de faire connaissance avec les membres de l’équipe dans laquelle on arrive, il faut se mettre immédiatement au travail. Ça peut être un peu frustrant de bosser avec des mécanos aux quatre coins du monde sans pouvoir créer une relation plus « proche » »
Vous avez couru dans de nombreux Teams, lequel vous a le plus marqué ?
« Chaque Team m’a apporté énormément, tant sur le plan sportif que technique ou humain, et chaque saison a toujours eu son lot de joies, de surprises, de déconvenues. Je ne regrette rien du parcours que nous avons eu jusqu’à aujourd’hui ! »
L’an 2020 va être palpitante si elle peut reprendre un jour, vous sembliez être 4 équipages à la lutte pour le titre, selon vous quels sont vos plus redoutables adversaires ?
« Comme le disait Seb, au départ du Monte-Carlo « Au départ d’une nouvelle saison, tous les compteurs sont à zéro, et chacun peut prétendre à la victoire ». Alors il faudra se battre sur chaque spéciale de chaque rallye, particulièrement avec un championnat qui sera forcément raccourci, et où le rythme sera un peu disparate : il faudra être vite tout le temps ! »
Avez-vous des infos pour la fin de l’année ?
« Je vous sens inquiet, ne vous en faites pas : malgré les troubles actuels, je me suis laissé entendre dire que le Père Noël devrait pouvoir être à l’heure pour le 24/25 décembre. (Rire) »
Avez-vous des projets pour le futur ?
« J’ai deux optiques à l’esprit à l’heure actuelle. Celle de passer « de l’autre côté du rideau » et transmettre l’expérience acquise, travailler à l’avenir du WRC que ce soit au niveau sportif, sécurité ou promotion. Et une autre idée, bien différente où je quitterai complètement ce domaine-là. A suivre… »  
Crédit photo : Bastien Roux]]>

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