LE CORBUSIER ET L’AUTOMOBILE

 

Le reportage Sport-Auto.ch du 10 février 2025

Rédaction: Laurent Missbauer
Photographies: Laurent Missbauer, Fondation Le Corbusier et DR

Quels sont les points communs entre Louis Chevrolet et Le Corbusier? Tous deux sont né à La Chaux-de-Fonds – respectivement le 25 décembre 1878 et le 6 octobre 1887 – et tous deux étaient fascinés par les voitures. Et si le premier a donné son nom à une célèbre marque d’automobiles, le second a conçu en 1936 la «Voiture Minimum», un prototype très en avance sur son temps. L’exposition «Le Corbusier – L’ordre des choses», qui a été inaugurée le 8 février et qui se tient au Centre Paul Klee de Berne jusqu’au 22 juin, révèle, entre autres, que «Le Corbusier admirait la fonctionnalité et la beauté des voitures modernes et les considérait comme des modèles pour l’architecture».

Sitôt entrés dans le premier espace de l’exposition «Le Corbusier – L’ordre des choses», les visiteurs tombent sur plusieurs livres de l’architecte suisse, naturalisé français en 1930. Dans l’un d’entre eux, on aperçoit notamment sept voitures: quatre anciens modèles sur le côté gauche et, sur le côté droit, trois modèles modernes, dont une voiture de course. Une notice précise que «Le Corbusier, dans ses écrits, fait l’éloge de l’industrie automobile et de l’ingénierie pour leur capacité à créer des machines fonctionnelles et esthétiques».

«Selon Le Corbusier, l’utilisation d’éléments de construction standardisés pourrait révolutionner l’architecture et permettrait d’optimiser la construction tout en diminuant les coûts», ajoute Martin Waldmeier, le commissaire de l’exposition. «Le Corbusier soutient en outre que la forme d’une voiture découle directement de sa fonction et que de tels principes devraient également être appliqués à l’architecture pour créer des bâtiments à la fois beaux et fonctionnels.» Dans son livre Vers une architecture, publié en 1923, Le Corbusier compare même les voitures modernes à l’architecture grecque classique. Et dans le troisième chapitre intitulé Des yeux qui ne voient pas, il fait référence à la grande majorité des architectes de son époque qui ne voient pas les avantages de nouvelles techniques d’ingénierie.

Le Corbusier rappelle ainsi «à Messieurs les architectes d’aujourd’hui» différents principes. Dans celui consacré au volume, il écrit que «nos yeux sont faits pour voir les formes sous la lumière. Les formes primaires sont les belles formes parce qu’elles se lisent clairement». «Les architectes d’aujourd’hui ne réalisent plus les formes simples», déplore-t-il. Sous la photo d’une voiture Delage de 1921, Le Corbusier écrit que «si une habitation ou un appartement étaient étudiés comme un châssis de voiture, on verrait rapidement s’améliorer nos maisons. Si les maisons étaient construites industriellement, en série, comme des châssis, on verrait surgir rapidement des formes inattendues mais saines et défendables. L’esthétique se formulerait en outre avec une précision surprenante». Une précision qui était déjà de mise dans l’architecture grecque, estime Le Corbusier en publiant deux photos de temples grecs, celui de Paestum et celui du Parthénon, au-dessus de deux voitures, une Humber de 1907 et une Delage Grand Sport de 1921. L’exposition montre également une vue de Pompeï (photo ci-dessous à gauche) que Le Corbusier a peinte en 1911 et à travers laquelle on retrouve la précision évoquée précédemment.

L’exposition mise sur pied au Centre Paul Klee de Berne accorde également une large place aux recherches de Le Corbusier dans le domaine de l’urbanisme. Un de ses projets d’urbanisme pour Paris porte d’ailleurs le nom de plan Voisin, du nom du constructeur automobile Voisin. Le Corbusier est très proche du fondateur de la marque, Gabriel Voisin, et possède lui-même une Voisin C7 (photo ci-dessus à gauche). «L’âge de l’auto est désormais survenu», écrit Le Corbusier. Une nouvelle vitesse a empoigné la biologie humaine. Remplacement de nos jambes – mouvement alternatif – par la roue – mouvement continu. Ce n’est désormais plus un cheval, mais des véhicules d’une puissance de 10, 20 ou 40 chevaux qui ne nous conduisent pas à une vitesse double, mais décuple, vingtuple et quarantuple! Il nous faut donc construire d’autres villes.»

«Le Corbusier se montre ainsi très critique envers les villes anciennes, qui manquent en général d’espaces verts», estime Martin Waldmeier. «Chez la plupart des gens, au début du XXe siècle, la vue donne sur des murs ou des cours intérieures sombres. Les idées architecturales urbanistiques de Le Corbusier prévoient au contraire pour tous de grandes fenêtres, de vastes espaces verts, un accès à la lumière et aux espaces ouverts.»

Plusieurs dessins exposés à Berne montrent que Le Corbusier est convaincu qu’une circulation fluide est indispensable au bon fonctionnement d’une ville. Les voitures doivent circuler dans la ville comme le sang dans le corps. La plan de la «Ville radieuse» prévoit ainsi des axes de circulation séparés: certains pour les déplacements rapides, d’autres pour les déplacement lents et les piétons pourraient marcher en toute sécurité sur des chemins de promenade qui leur seraient réservés.

Le Centre Paul Klee qualifie Charles-Edouard Jeanneret, le véritable nom de Le Corbusier, de «figure centrale de la modernité internationale parmi les plus marquantes et les plus influentes du monde». Il s’attache ainsi à ne passer pas seulement en revue son travail d’architecte, d’urbaniste, de designer et de théoricien, mais également son travail d’artiste.

L’exposition mise sur pied à l’occasion du 20e anniversaire du Centre Paul Klee met ainsi en évidence l’élaboration du travail de Le Corbusier, sa pensée plastique et ses expérimentations artistiques. Elle révèle son approche de la forme, mais aussi de la composition et de l’espace, de la lumière et de la couleur. Et si les dessins et la maquette de sa «Voiture Minimum» ne sont pas présentés à Berne, il n’en va pas de même pour ses dessins multicolores, ses sculptures et ses collages qui révèlent un aspect peu connu de Le Corbusier.

Pour Roberto Giolito, le directeur du Stellantis Heritage Hub, Le Corbusier a été l’une des personnalités les plus influentes et les plus géniales du design du XXe siècle: «C’était également un grand amateur d’automobiles. Dans son essai de 1923 intitulé Vers une architecture, Le Corbusier avait été impressionné par la fonctionnalité de l’usine Fiat du Lingotto au point de la définir comme l’un des spectacles les plus impressionnants que l’industrie ait jamais offerts.» Quand il visita en 1934 cette usine emblématique de Turin, il fut surtout frappé par la piste d’essai sur le toit. Il y essaya même une Fiat 508 S Balilla Coppa d’Oro. Celle-ci, conçue par Mario Revelli de Beaumont, à l’origine de quelques-unes des plus belles créations du carrossier Farina qui influenceront notamment Giovanni Michelotti, est l’une des plus recherchées par les collectionneurs. Elle était également disponible dans une version de course.

En 1936, avec son cousin Pierre Jeanneret, Le Corbusier participa à un concours de design automobile mis sur pied par la Société des ingénieurs de l’automobile. Le cahier des charges demandait d’imaginer une voiture qui ne devait pas coûter plus de 8000 francs. Pour ce concours, Le Corbusier présenta ce qu’il définit comme « un véhicule minimaliste pour un maximum de fonctionnalités». Sa ligne aérodynamique tranche avec tout ce qui se faisait à l’époque. Presque toutes ses surfaces sont planes, gage d’économie de fabrication, et son moteur, logé à l’extrémité arrière de la voiture, dégage de la place pour une troisième personne, installée de travers, derrière le conducteur et son passager. Enfin, son toit incurvé est un panneau coulissant qui permet de découvrir la voiture et d’y faire entrer la lumière évoquée au début de cet article. Un dispositif similaire est adopté par la Citroën 2CV, dont les premiers prototypes ont été construits en 1939.

«Aujourd’hui encore, quand on parle de design automobile avec un architecte, le minimalisme, ou plutôt la manière de réaliser un véhicule avec le moins de composants possible, est souvent un thème central. Le Corbusier ne remporta pas le concours et son projet n’entra finalement pas en production. Mais cela n’a pas empêché la maquette de sa voiture, réalisée en bois en 1987, d’avoir un impact durable dans le monde du design», conclut Roberto Giolito.

Le copyright et les légendes des photos fournies pour l’exposition “Le Corbusier – L’ordre des choses” peuvent être consultés à partir du lien suivant: https://www.zpk.org/fr/api/files/2025-01/Images-de-presse_ZPK_Le%20Corbusier.pdf